Fredericksburg, États-Unis, septembre 2008
Elles s’étaient donné rendez-vous chez Blake’s à dix-neuf heures, un restaurant branché de Fredericksburg, sans pour autant devenir intimidant ou grotesque. S’y mêlait une clientèle de quadras ou de quinquas aisés, pour la plupart des post-bobos – ou quelle que fût cette mouvance qui ne disparaissait que pour renaître sous une autre appellation –, de jeunes créateurs, d’universitaires, d’étudiants, bref des gens plutôt agréables qui donnaient à l’endroit une ambiance détendue sans être relâchée.
Diane aimait assez Blake’s. Le décor était réussi sans toutefois paraître sortir tout cru d’un magazine de décoration. Un vanille onctueux couvrait les murs faits de larges lattes de bois horizontales. Des tables american-folk, décorées de sets en lin écru et de vraies serviettes, ponctuaient l’espace. Des plantes en pot, à la santé si arrogante que Diane soupçonnait qu’on les remplaçait tous les mois, apportaient une touche de vitalité. Quant aux serveurs, ils étaient sympathiques dans le genre un peu lunaire.
Diane perçut la gêne d’Erika dès que la légiste la rejoignit à sa table. Le Dr Lu n’avait pas l’habitude de socialiser avec des collègues, et se demandait si elle n’avait pas commis une erreur en proposant cette invitation. La profileuse hésita. Elle n’avait pas à fournir d’efforts de conversation, ni à se préoccuper des craintes infondées de la légiste. Pourtant, elle éprouvait une sorte de cordialité pour Erika. Elle se fendit donc d’un :
— Vous savez que je pourrais vous faire chanter ? Comment ! Erika Lu dîne en compagnie de Diane Silver, avec qui elle collabore depuis plus de dix ans ? Attendez, c’est quand même vachement suspect !
Un sourire éclaira le joli visage.
— Je suis une grande paranoïaque, selon vous, n’est-ce pas ?
— Oh, vous pouvez difficilement l’être plus que moi, admit Diane. Votre seul handicap demeure la politesse.
— Comment cela ?
— Admettons que vous me cassiez les pieds. Je me lève et je m’en vais, ce que vous ne ferez jamais, de peur d’être grossière.
— Très juste.
— Contrairement à vous, je ne me sens jamais prisonnière d’une situation.
— Il faut donc que je cultive l’effronterie ?
— C’est un long entraînement, prévint Diane d’un ton soudain si sérieux qu’Erika fut soulagée lorsqu’un jeune homme souriant s’approcha de leur table pour leur tendre les cartes.
— Bonsoir. Je m’appelle Greg et j’aurai le plaisir de m’occuper de vous. Le menu de ce soir : filet de flétan au citron vert, accompagné de petits légumes, le tout en papillote, servi avec du riz basmati complet.
Diane fut certaine qu’Erika opterait en faveur de ce plat d’un parfait équilibre. Quant à elle, son choix était fait : T-bone bleu, nappé de béarnaise, et frites, suivi d’un dessert dégoulinant de calories, de lipides et de sucres rapides.
Elles avaient discuté de choses et d’autres, et Erika Lu s’était vite détendue.
La femme eurasienne considéra un instant Diane, hésita, puis :
— Ce que je vous raconte est-il protégé par le secret médical ?
Diane sentit qu’elle ne plaisantait pas vraiment.
— Non, par le secret amical, et dans mon cas, c’est aussi sérieux.
— Ma mère était une femme intelligente, cultivée, fine. Elle était professeur d’allemand à Boston University. Mon père était… est toujours physicien au MIT. Il l’a complètement éteinte. C’est un homme ultra-brillant qui, toutefois, supporte mal un autre rayonnement à ses côtés. Je ne suis même pas certaine qu’il en soit conscient.
— Et le rayonnement de sa fille ?
— Oh… sa fille a les mains dans le cambouis… Enfin, dans les viscères, le sang, la merde… pas un truc noble à ses yeux.
— L’a priori des gens qui n’y comprennent rien. Classique. Pourquoi vous êtes-vous dirigée vers l’anatomopathologie, la médecine légale ?
Erika Lu avala une gorgée de vin et Diane remarqua la roseur qui avait envahi ses joues caramel clair. Une petite buveuse, très occasionnelle, ce qui, ajouté à ses origines asiatiques, en faisait une candidate de choix pour la cuite express. Un danger très éloigné de Diane.
— Croyez-vous que… je vais vous sembler complètement incohérente… enfin, selon vous… peut-on mourir… d’aspiration ?
— Je suppose que vous l’utilisez au figuré. Je le pense. Toutefois, c’est compliqué à expliquer. Certains êtres pompent l’énergie vitale de leur victime, parfois sans s’en rendre compte, d’ailleurs. Dans ce sens, ils sont létaux. Alors, est-ce que cela possède une base moléculaire, je n’en ai pas la moindre idée. Est-ce que ça affaiblit l’immunité, est-ce que ça fait sécréter des hormones néfastes ? Après tout, il s’agit d’un stress comme un autre… Il existe des preuves indirectes, comme la survie augmentée des grands cancéreux dans un entourage propice à la vie. En fait, les médecins devraient conseiller aux malades sérieux de balancer tous les êtres négatifs, bouffeurs de vie, qui se trouvent autour d’eux.
— Vous êtes pour la paix des ménages, je vois.
— Pas particulièrement. En revanche, je suis contre les êtres mortifères, quelle que soit la façon dont ils saccagent la vie des autres.
— Elle… ma mère… C’était une femme adorable… Elle est morte à trente-quatre ans d’un cancer des os. Un cancer primaire, pas si fréquent que ça. Je suis scientifique. On n’insuffle pas le cancer, pas plus qu’on ne se le crée. Je crois à la génétique et à la biochimie. Pourtant, elle s’est laissé glisser si vite. On aurait dit qu’elle avait hâte d’en finir, malgré la douleur, la peur de la mort. J’avais huit ans.
— Parce qu’elle en avait déjà terminé dans sa tête. Le corps a suivi.
— Hum. Dès que je l’ai pu, j’ai demandé à partir en pension. J’avais peur que mon père ne m’aspire à mon tour. Une obsession, au point que, lorsque je passais des vacances avec lui, je surveillais mon poids chaque matin, de peur de maigrir, un signe d’aspiration. Ne pas m’avoir dans les pattes l’arrangeait tout à fait. Il pouvait se livrer corps et âme à sa passion : ses recherches.
Diane termina son T-bone saignant avec regret et piqua dans une des dernières frites.
— Vous ne vous êtes jamais mariée, n’est-ce pas ? demanda Diane. Si je suis trop indiscrète, ne répondez pas, je ne m’en offusquerai pas.
— Non, pas eu le temps.
— Oh, ça peut prendre un quart d’heure, vous savez.
Erika la fixa longuement de son déroutant regard gris pailleté d’or.
— Pas eu envie, rectifia-t-elle.
— Une peur permanente de l’aspiration ?
— Oui.
Diane ferma les yeux et murmura, réjouie :
— Erika, Erika… Personne ne peut plus vous aspirer. Vous êtes trop balèze pour cela. Celui qui s’y essayerait s’étoufferait. Bien fait pour lui, qu’il crève !
La légiste éclata de rire. Diane ne l’avait jamais vraiment vue rire.
— Vous êtes… un cas, pouffa la légiste.
— Vous aussi. Est-ce la raison pour laquelle nous nous sentons des atomes crochus ?
— Mike Bard affirme que vous avez un humour de chiottes que n’importe quel flic pourrait vous envier.
— Venant de lui, je le prends comme un compliment.
Redevenant sérieuse, la légiste demanda :
— Et vous, le mariage ?
— Jamais. Un truc clochait toujours. Mon exigence, mon impatience, sans doute. Et ça ne s’est pas arrangé avec l’âge. De brèves liaisons me suffisaient. Et puis, j’ai eu ma fille, Leonor. Le reste n’avait plus d’importance. Elle me comblait. Plus aucun espace libre pour autre chose.
Diane s’étonna, s’émerveilla. Parler de Leonor comme si rien d’effroyable ne s’était passé lui procurait un soulagement inattendu.
Erika Lu le sentit et abandonna le sujet. Bien sûr, elle était au courant du supplice de la fillette. Elles commandèrent le dessert.
— Allez, soyons folles, un banana split, décida Diane.
— Après ce que vous venez de vous envoyer, il faut aimer le risque !
Elles tombèrent ensuite d’accord sur le fait que le départ de Bob Pliskin s’apparentait à un miracle. Un peu ennuyeux quand même. De qui allaient-elles pouvoir médire sans remords ?
Erika Lu vida la dernière goutte de son unique verre de vin et, une moue futée sur le visage, s’enquit :
— Un miracle, Diane ? Pourtant, il était du genre crampon, le Pliskin.
Diane enfourna avec gourmandise sa dernière cuiller de glace, avec pas mal de crème fouettée, le tout soutenu par une moitié de banane, puis concéda d’un air sérieux :
— Les voies du Seigneur sont impénétrables.
Ce qui lui valut un autre éclat de rire, et un :
— J’ai passé une très bonne soirée. Il faut qu’on remette ça… avant dix ans.